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A la rencontre de Béatrice Markhoff

Pouvez-vous vous présenter ?
J'ai fait mes études à Besançon, un DEUG « maths appliquées et sciences sociales », un autre « maths physique chimie », puis la licence et la maîtrise d’informatique suivies du DEA et de la thèse : une implémentation distribuée d’un langage fonctionnel parallèle. A la fin de ma thèse j’avais mis au monde deux enfants, l’évidence pour moi était d’exercer là où nous vivrions avec leur père, également jeune docteur, qui a été le premier à obtenir un poste, à Blois à l’école d’ingénieurs qui est maintenant l’INSA. C’était une école d’ingénieurs généraliste avec prépa intégrée, il n’y avait qu’un enseignant chercheur pour toute l’informatique, vivant à Paris, et pas de personnel technique du tout : des étudiants géraient les salles machine, donc détenaient les mots de passe d’administrateur. Quand la direction a été au courant de ma formation et de ma recherche d’emploi, que j’orientais alors vers le privé, j’ai reçu une proposition d’entretien pour un poste de responsable informatique et je l’ai acceptée. Ce fut une super expérience de vivre les débuts d’une école d’ingénieur de l’intérieur, la construction de ses locaux, le suivi de l’installation de son infrastructure informatique, et puis repenser ses enseignements en informatique car je suis revenue à l’enseignement et la recherche une fois qu’un poste d’ingénieur responsable de l’informatique a pu être créé et pourvu. Cette école d’ingénieurs avait un fonctionnement autonome mais dépendait de l’université de Tours pour ses postes de titulaires, alors j’ai repris mon activité de recherche en réussissant une conversion thématique complète pour rejoindre l’équipe de recherche en informatique qui se créait à Blois à la Faculté de sciences et à l’IUT, et relevait du laboratoire d’informatique de l’université de Tours. Je suis devenue spécialiste du traitement des données, d’abord des données non structurées (traitement automatique des langues) puis des données semi-structurées du Web, un nouvel axe que j’ai créé dans l’équipe. Aujourd’hui je travaille sur la formalisation des connaissances, le Web sémantique. Cela m’amène à des coopérations avec des spécialistes d’autres disciplines, autour de la structuration des connaissances qu’ils ou elles manipulent, induisant des réflexions sur la manière dont elles ou ils créent puis utilisent ces connaissances. Je suis désormais membre de l’UMR CNRS 7324 Centre Interdisciplinaire Cités, Territoires, Environnement et Sociétés (CITERES), au Laboratoire Archéologie et Territoires (LAT), avec l’objectif de m’impliquer aussi dans les axes transverses de CITERES « sciences des données et science ouverte » et « environnement, politiques environnementales ». Le premier implique directement ma spécialité de recherche, le deuxième présente pour moi plus de challenge dans l’interdisciplinarité, mais c’est ce que j’aime.


Un évènement marquant dans votre vie professionnelle?
Le cancer et le repyramidage : deux événements que je vois en miroir l’un de l’autre, tous deux très destructeurs et tous deux lourds d’enseignements, m’obligeant à affronter et négocier des changements profonds. Les deux sont des manifestations de l’inégalité femme-homme. Si le premier m’a fait prendre également conscience du validisme, le deuxième m’a démontré qu’on a beau créer des enseignements et des formations, assurer des responsabilités de direction d’équipe de recherche, de projets européens et avoir des publications primées, c’est juste invisible quand on est une femme et qu’on relève de la section CNU 27 de l’université de Tours, où l’indice dit « d’avantage masculin » a pour valeur l’infini depuis 21 ans, alors même que des femmes y soutiennent l’habilitation à diriger des recherches. Le stéréotype qui sévit dans les pays occidentaux selon lequel il y aurait « quelque chose de pas naturel » pour une femme à exercer une profession en informatique n’a été fabriqué qu’à partir des années 70 pour s’imposer progressivement au cours des années 80, quand la valeur sociale associée aux métiers de l’informatique a fortement augmenté. Si ce stéréotype est entretenu et présenté comme un fait naturel (« Il-n’y-a-pas-de-femme-et-alors-? C’est-comme-ça-c’est-tout-et-on-n’y-est-pour-rien. ») par les informaticiens eux-mêmes, comment espérer qu’il soit remis en cause par d’autres ?

Votre projet lorsque vous étiez enfant?
Je n’avais pas de projet autre que celui de participer à la communauté, à l’époque familiale, de laquelle la vie m’avait séparée au début. Il était évident pour moi que j’allais travailler plus tard, toutefois sans me projeter dans quelque métier concret que ce soit. Sur cette notion de métier, mon plus lointain souvenir est une sensation : alors que toute petite je venais d’être félicitée par une personne adulte d’avoir bien nettoyé un évier, une autre adulte avait précisé que ça ne serait sûrement pas mon métier de nettoyer des éviers car j’avais encore à apprendre une grande quantité d’autres choses avant d’avoir à choisir. Me faire ainsi passer d’un concret bien maîtrisé à un avenir rempli d’inconnu m’avait donné le vertige, et j’avoue que ce vertige me gagnait souvent au début de l’âge adulte, où il fallait que je m’oriente. Lorsque la voie de l’informatique m’a été tracée par une amie de mon frère, j’ai dû refaire un deuxième DEUG purement « sciences dures » pour avoir le droit de m’inscrire en licence. Mais je n’ai jamais regretté et finalement je n’ai jamais cessé d’apprendre, l’informatique me permettant de… ne pas me cantonner à l’informatique. J’ai transformé le vertige de l’inconnu en moteur.

C’est quoi l’égalité femmes-hommes pour vous ?
C’est un égal niveau d’importance, une prise en compte équilibrée des contraintes de chacun·e dans l’organisation de la société et le traitement qu’elle accorde à chacun·e en toute circonstance de la vie.

L'évolution de l’égalité au sein de l’enseignement supérieur ? Et à Tours (vs précédente expérience ?) ? Comment l’améliorer ?
Ces dernières années démontrent des avancées quant à la prise en compte de la notion en elle-même au sein de l’université, qui restent pérenniser, en multipliant les occasions d’éclairer les problèmes, de les mettre en lumière aux yeux de tous et toutes et de les discuter, dans toutes les situations de la vie universitaire.

Comment vous emparez-vous des questions de genre et d’inégalités au sens large via votre travail ?
En y accordant de l’attention, du temps, de l’énergie. En essayant divers moyens d’amener des collègues et des étudiant·e·s à partager cette attention. L’évolution va dans le bon sens tout doucement : fin 2023 j’ai pu organiser avec succès l’action EgNet (égalité dans le numérique, en études et au travail) avec le soutien de très nombreuses personnes, collègues et étudiant·e·s. J’essaie de ne plus laisser passer les propos ou actions problématiques rencontrées au quotidien au travail, avec plus ou moins de réussite. Lors du débrief de l’action EgNet quelqu’un a demandé si un tel comportement ne pourrait pas aussi être qualifié de harcèlement vis-à-vis des personnes qui se feraient régulièrement épingler et la réponse de l’intervenante a été… « non ». Si ces personnes arrivent à dépasser la vexation d’avoir été repris, cela doit au contraire les aider à avancer. Tout ceci est valable pour les inégalités « au sens large ».

Comment encourager et soutenir les jeunes filles et jeunes femmes dans leur projet professionnel ?
En combattant tout ce qui est mis en place pour remettre en cause la légitimité de leur projet, les stéréotypes et la mauvaise foi avant tout, mais aussi tous les mauvais arguments contre les moyens pour contrer les ces stéréotypes : les quotas par exemple sont une très bonne chose tant que l’égalité n’est pas acquise.
En ne faisant pas d’elles les responsables si elles renoncent à leur projet quand rien n’a été fait pour les soutenir.
En ne leur proposant pas Marie Curie comme rôle modèle sans leur raconter aussi l’exemplarité de Pierre Curie et leur expliquer l’effet Matilda, afin qu’elles puissent se figurer qu’il y a eu plein de femmes scientifiques remarquables, par exemple en astronomie [1].

Vous diriez quoi à l’enfant que vous étiez ?
Je lui dirais que l’inconnu n’est pas forcément le grand vide, les choses à apprendre sont souvent des fenêtres ouvertes sur de nouveaux mondes plutôt que de vilaines épreuves à traverser, et même si elle sera parfois isolée elle sera rarement seule.



[1] https://www.youtube.com/watch?v=iCPuQQ9yC2M